le 24/08/2025

Au Précipice


10h03, ce lundi de juin. Le premier patient que je visite ne respire plus.

Il ne fera pas l'objet de manoeuvre réanimatoire (décision préalablement prise). Mon maître de stage et moi accompagnons la famille. Monsieur Rivière est mort, ce matin, à 10h03. D'un cancer qui ne lui a laissé, à lui et à sa famille, que deux semaines pour amender ce qu'iels pouvaient à la mort.

Dix heures zéro trois. C'est moi qui l'ai donné, l'heure. C'est moi qui est constaté le décès. Ma parole, donnant cette date, le 10 juin 2024, et cette heure, dix heure zéro trois, m'a fait réaliser que mes mots sont maintenant de ceux à même de faire porter au reste du monde le décès d'un congénaire.
" On ne masse pas ? " ont été mes premeirs mots. Elle, calme. Triste, je crois, rétrospectivement. C'est ce comportement, radicalement différent de son énergie habituellement débordante qui me fit poser la question. Elle m'expliqua qu'on avait décidé de ne pas le réanimer, si son coeur venait à cesser de battre. Et sa voix douce :

" Quelle heure il est ? "
" ... dix heures zéro trois "

Qu'y avait-il d'autre ?
Rien.
Il était encore chaud. Encore beau.
Mais, je dois dire, je pense que nous avons vu la différence dès que nous avions poussé la porte. Surtout, nous l'avons entendu.
La différence du vide. Du silence. D'une poitrine à plat. D'un homme qui ne respirait plus. D'un chambre ou plus rien ne bougeait. Aucun bruit. Pas même de sa poitrine.

" On ne masse pas ? "
" Non [...]. Il est parti... "

Ma maître de stage, à cet instant, je le sais maintenant, pensait surtout à moi. Elle m'appris que faire, pour un médecin, dans les heures qui suivent ce genre d'instant. Je vérifiai alors rigoureusement sa respiration quelques secondes, et pris son pouls carotidien. Nous lui fermâmes les yeux lentement. Et lui tenîmes le bras un moment. Lui dire adieu, à cet homme que j'ai rencontré il y a 2 heures et 3 minutes.

Nous soignants et premiers intervenant sommes régulièrement portés au bord du précipice.
Médecins, aides-soignants, infirmiers, brancardiers, secouristes, manipulateurs radio, policiers et gendarmes...

Nous naviguons parfois dans cet espace minuscule, tout étroit, mince. Où nous amenons les familles et les proches pour les réunir une dernière fois avec leur défunt. Tout comme eux, nous les pleurons. Moi et ma maître de stage les pleurons toujours. Parfois pas devant les familles, c'est vrai. Parfois pas le jour même, parfois la semaine ou le mois d'après, en fait. Puisque, quoique nous nous rendons tout disponible auprès des proches, nous devons parfois quelques minutes plus tard annoncer la rémission d'un autre patient, trois chambres plus loin, d'un mal qui l'a miné plusieurs mois. Nous portons par conséquent ces jours-là e nous un mélange, qui m'est nouveau, de sérénité et de désespoir.

Je les pleure toujours.
Je les pleure, en écrivant cette ligne.

Elles et eux toustes ont un visage, un nom que je n'oublirai jamais.
Je me souviens :
Il était 23h~, en juillet 2025, à La Réunion ;
Il était 10h03, en juin, à La Réunion ;
Il était 7h30, en juin 2023, à La Réunion.


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Donne-leur le repos éternel, Seigneur,
Et que brille à jamais sur eux la lumière.
Qu'ils reposent en paix.
Amen.


Allâhoumma ghfir li-hayyinâ wa mayyitinâ,
wa shâhidinâ wa ghâ’ibinâ,
wa saghîrinâ wa kabîrinâ, wa dhakarinâ wa unthânâ.
Allâhoumma man ahyaytahou minnâ fa-ahyihi halâ-l-islâmi.
Wa man tawaffaytahou minnâ fa-tawaffahou halâ-l-îmâni.
Allâhoumma lâ tahrimnâ ajrahou wa la tudillanâ bahdahou.
Allahou Akbar.